Cela faisait un petit moment que Nadia me parlait de son copain Seb. Elle disait percevoir certaines similitudes entre nos projets personnels et notre approche de Montreuil. Alors quoi de mieux qu’un vendredi soir chez Driss, à l’Escale, pour parler de tout ça.

Assise au fond du bar, elle était également venue accompagnée de Pierre, toujours plus où moins planqué en embuscade derrière sa grosse tignasse et les poils de sa barbe. Pierre était une sorte de barde anar à la rhétorique aussi perchée que redoutable. Pour l’instant l’animal était calme. Il tentait de lire les signes avant coureurs du Chaos dans le cristal du verre épais de sa pression en pinte. Seb, que je rencontrais pour la première fois, se tenait face à moi. Mais parler de Montreuil avec un inconnu n’est pas non plus sans risques, il y a les sujets qui fâchent : la culture, la mixité, le Grand Paris, la gentrification, les foyers maliens, la transformation de la ville et l’héritage de la banlieue… Notre échange a vite dépassé les 100 mots par minute alors que Pierre écrivait de la poésie urbaine dans un petit cahier. Nadia, elle, comptait les points.

C’était pourtant la journée des droits de la Femme mais elle n’avait pas pu en placer une, jusqu’au rappel du concert de Yas à La Lanterne, avec Johnny Montreuil en guest, qui sifflait enfin la fin du match. La nuit était brutalement tombée sur la ville. Armés de puissants karchers, les gilets jaunes de la voirie s’attaquaient en silence à la place du marché pour noyer sous les trombes les ultimes traces du passage des biffins sous le regard indifférent des premiers week-enders du BDM.

Plus nous nous approchions de La Lanterne, plus je voyais Nadia monter en surrégime, avec des promesses du diable et de danse du ventre. À notre arrivée Johnny Montreuil tenait déjà la place, planté au milieu du décor avec sa contrebasse. Venu faire le kéké pour sa petite sista, il s’était mis en mode artiste de bar, sans ampli ni micro, à chanter des histoires de ferrailleur et de baston à l’usine parmi la tribu des soiffards et des gosses excités. À peine arrivée, déjà dessapée; Nadia était partie, barrée. L’âme totalement chavirée entre punk et tango, le sourire perdu dans la valse des demis et des verres. Pendant qu'à l’intérieur chacun mettait du sien à rallumer les chaudières, la lumière crue des longs tubes à néons agglutinait la population des cracheurs de poumons à l’extérieur des lieux.

Mon appareil à la main, j’observais amusé le guitariste Funkadelic de Yas se mettre en place à travers la vitre quand une fille se lance, sous couvert de conversation, dans un exercice de name dropping ostentatoire et largement audible. Sa voix blasée faisait tourner en boucle les pages du bottin mondain de l'âge d'or des Inrocks. Ses références, choisies pour sonner « so nineties » et tellement éthérées, semblaient vouloir s’opposer diamétralement et presque dramatiquement avec l’esprit d’ici, avec le boxon montreuillois qui commençait à gronder. Impuissant je regardais ses mots devenir sales et glisser de sa bouche pour mourir à ses pieds.

Le temps d'imaginer réagir, Yas avait pris le pouvoir, bien décidée à nous botter le cul et à moi le premier. Sous les traits d’un trio aux parures improbables, ce gang de wizards excités semblait tout droit sorti d’un very good trip offert par monsieur Special K. Au micro, Yas passait sa poésie dans une belle force brute face au rideau de fer des powers girls du premier rang qui attrapaient ses mots comme les alligators des bouts de barbaque crue. La Lanterne était en train de virer totalement freaky et au milieu de ce joyeux bordel je remarquais un mec, un loustic bien connu des services de police, en train de faire sa petite percée jusqu’au comptoir du bar où se tenait toujours monsieur Montreuil qui avait rangé madame au fond de son kamtar. Émilio offrait généreusement une belle tournée de bises et moi je remarquais son étui à musique. Sans tirer de plan sur la comète ni aucunes conclusions hâtives je savais de quoi était capable le Balkan boy des banlieues quand lui prenait l'envie de dégainer mandoline et violon.

Fin du concert de Yas dans un bordel assumé. Chacun retourne à sa soif, à sa drague, à sa drogue. Au bar c’est évidemment Pearl Harbor, les commandes tombent en piqué sous la réplique cadencée de la dca des tireuses. Alors que le petit peuple de La Lanterne trimait à bien entretenir sa future gueule de bois, j’ai regardé Émilio se poser en loucedé dans un coin tout près de la petite scène. Le voilà qui sort bientôt un tout petit ampli gros comme un pack de lessive et puis qui ouvre l’étui. La mandoline chante quelques notes dans l’immense brouhaha de la détresse alcoolique de l’après concert. Et comme à chaque fois qu’il fait ça, la salle se met à basculer dans une hypnose collective, menée par le bout de son nez par le Zorro en chef d’Aalma Dili. Là vous connaissez la suite. Johnny rapplique avec sa contrebasse. Et pour la fin de l’histoire vous n’aviez qu’à être là.

Jean-Fabien

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